« Voilà, il y a un vrai manque de soutien du gouvernement pour les motards, donc oui »
Stéphane GUICHARD (1984) – Motard en colère et acolyte anonyme
C’est la même chanson, rôdée et réglée comme du papier à musique. Le gouvernement annonce qu’il va voter une loi pour réduire la vitesse sur la route ou améliorer la sécurité des véhicules et les motards se vexent et défilent tout un samedi après-midi pour crier leur colère. Ce spectacle prévisible est le symptôme d’un pays qui ne sait pas discuter et moins encore faire de concessions. Si les motards sont si bien organisés, c’est qu’ils ont bien une raison pour l’être et l’Etat en est coupable. Tout part de l’importance donnée ou non aux corps intermédiaires.
En France, le système est la démocratie représentative. Le peuple élit des représentants qui défendent l’intérêt général de la nation et non l’intérêt particulier des groupes. Il est donc paradoxal que les partis donnent envie d’en faire partie alors que ce sont des factions à part qui divisent le pays en parts. Ce régime est bien imparfait. Les députés défendent avant tout leurs territoires et les ministres leurs secteurs. On a trouvé deux fictions pour y remédier, bien pires.
La première, c’est l’Etat. Il est tout-puissant afin que l’égalité devant la loi soit. En 1789, les révolutionnaires ont centralisé le pays et les jacobins ont durablement écarté les girondins. Pour ne pas revenir aux trois ordres et aux privilèges des provinces de l’Ancien régime, on a aboli les jurandes et les corporations. Le corporatisme, cet ennemi qui fut vertement vilipendé durant la dernière campagne parce qu’il signifie l’immobilisme et l’obscurantisme. Même le gouvernement consacre involontairement cette culture de l’Etat infaillible avec sa concertation, qui fait de la puissance publique la seule personne censée capable de modérer les débats.
La deuxième, c’est la démocratie participative. Elle n’a pas attendu l’opportunisme de Ségolène Royal pour prouver son inapplicabilité. Les débats citoyens n’attirent personne et endorment les rares qui y vont. Ce sont des rassemblements de voisins déjà actifs qui défendent leur pré carré et leur bout de jardin. La démocratie directe est délégitimée pour longtemps par la pratique du référendum, qui prend le peuple à témoin par un plébiscite ou un psychodrame.
En France, le participationnisme et l’action collective sont sous-développées. La faute à deux siècles d’assistanat d’Etat et de déni de l’implication citoyenne. La loi sur les syndicats de 1884 et la loi sur les associations de 1901 sont bien trop tardives pour changer les mentalités qui croient qu’on agit mieux par son vote qu’avec son pote. L’Etat-roi a anémié le social mais il doit l’animer. L’incapacité des partenaires à participer au dialogue social rend obligatoire l’arbitrage.
Or la machine ne marche que si les demandes sociales remontent au sommet et sont prises en compte. La politique c’est faire des choix et arbitrer les conflits entre acteurs. Face à la crise et à la panne des idées, il faut écouter les connaisseurs. C’est le modèle néo-corporatiste : les lobbys et les groupes de pression s’organisent pour influencer la décision et ils sont intégrés au système afin d’être mieux canalisés. Cette action publique négociée les garde dedans plutôt que dehors. Or ces mots sont une énormité pour les défenseurs de l’intérêt général égalitariste qui ne supportent pas qu’on lève le doigt pour donner son avis, à défaut de forcer la main.
Les corporatismes sont honnis par tous. Par la gauche qui voit en eux un danger pour la cohésion sociale car ils sont forcément mal intentionnés. Il faut les consulter, mais certainement pas se concerter avec eux. Par la droite qui voit en eux un poids pour la croissance économique car ils gueulent comme des putois pour pourrir les mesures annoncées. Il faut alors passer en force, car de toute façon ils sont contre tout et ânifestent plus qu’ils ne manifestent. N’étant pas institutionnalisés, les groupes en colère se forment et font pression pour défendre leurs intérêts. Ils vont au conflit au lieu de coopérer. Il arrive même que certains deviennent puissants.
Voilà pourquoi les motards sont si bien organisés. L’Etat refusant de leur parler et de les intégrer dans son circuit de décision, ils s’arrangent pour se mobiliser et avoir un pouvoir de nuisance. Il n’y aurait pas tant de cortèges le samedi après-midi si le gouvernement avait un interlocuteur avec qui dialoguer qui soit obligé de rendre des comptes à son troupeau de Harley Davidson. Cela descendrait la responsabilité d’un cran et libérerait le gouvernement d’une pression. Après avoir discuté en privé dans un bureau avec le ministre, il serait difficile d’aller gueuler contre une décision déjà pactée. Mais des associations crieraient au conflit d’intérêts.